Confrontés aux rigueurs climatiques de l’Âge glaciaire, nos ancêtres lointains, qui évoluèrent alors vers l’homo erectus, modifièrent drastiquement leur mode de vie. Tandis qu’ils achevaient de se redresser sur leurs jambes, ils devinrent en même temps des chasseurs-cueilleurs. C’est ici que naissent parmi les plus anciens rites humains. Mais avant de commencer de les considérer, un détour par nos origines est nécessaire.
À LA CHASSE AUX TUBERCULES
Les ancêtres australopithèques d’homo erectus étaient surtout occupés, au cours de longues marches à travers la savane, à chercher, puis à déterrer, avec leurs mains libres, des tubercules et d’autres nutriments fibreux enfouis sous la terre, comme les racines, sans négliger ce qu’ils pouvaient trouver dans les arbres. Une grande partie du temps, sans cela, était occupé par la mastication. Leur vie commune n’était guère différente des autres grands primates dont ils s’étaient cependant séparés par la bipédie et l’habitat. Leur cerveau demeurait comparable. Les femelles n’avaient que la moitié de la corpulence des mâles. Et leur société devait ressembler à celle de leur cousins chimpanzés : brutalement patriarcale et hiérarchique.
Tout bascule lorsque certains d’entre eux, certes sans abandonner les plantes, s’éloignèrent de cette nourriture pauvre mais abondante, pour se tourner principalement vers la chasse de gros mammifères herbivores, qu’ils soient vivants ou déjà des charognes.
Sans oublier les insectes, les escargots, les grenouilles, les petits mammifères et toutes ces sources de protéines animales qu’affectionnent aussi les chimpanzés. Ces derniers ne dédaignent pas les petits mammifères quand ils parviennent à les attraper, mais pour eux c’est hasardeux. Tandis que pour nos ancêtres la viande devint la nourriture essentielle, bien qu’elle soit rare et difficile – voire dangereuse – à obtenir. Mais celle-ci est tellement plus riche !
CHASSEUR, CUEILLEUR… ET COUREUR
Ce bouleversement en accompagna beaucoup d’autres, tous liés entre eux. Les humains archaïques n’étaient pas encore très outillés. Ils affectionnaient donc la chasse par épuisement de la proie : la poursuite de quadrupèdes velus, exposés au soleil, et incapables de transpirer comme nous. Les premiers humains devinrent les coureurs de loin les plus endurants du règne animal.
C’est ainsi (pour ne citer que quelques éléments) que nos ancêtres devinrent glabres, que notre nez remplaça un museau, que nos glandes sudoripares se multiplièrent, que nos pieds s’arquèrent, que nos fessiers s’arrondirent, que nos jambes s’allongèrent, que nos bras raccourcirent de même que nos doigts (sauf le pouce), nos orteils ou notre intestin, ou encore que notre mâchoire rétrécit… et que notre cerveau devint de plus en plus volumineux grâce à l’apport des riches protéines et graisses animales, ainsi qu’à la capacité de notre métabolisme d’emmagasiner le gras.
TOUT PARTAGER ENTRE ÉGAUX
Cependant, chasser des proies et préparer des viandes provoque aussi une mutation spectaculaire du comportement. Car ces activités nécessitent de coopérer très étroitement. Les humains ne sont pas physiologiquement doués pour la chasse comme le sont les félins, capables d’atteindre des vitesses prodigieuses, tout en étant dotés de dents et de griffes mortelles. Il faut échanger et transmettre des informations. Il faut accorder de l’aide sous toutes ses formes à tout le groupe, s’occuper collectivement des petits, soutenir les anciens…
C’en est fini des rivalités et des combats incessants entre mâles pour les femelles ou la nourriture. La nourriture chassée par les hommes est entièrement partagée, en particulier avec les enfants et leurs mères et tous ceux qui ne peuvent chasser ni même fourrager, ou encore ceux qui sont rentrés bredouilles, mais aussi avec toute la tribu, tout comme le sont les plantes ou les petits animaux ramenés par les femmes. Du reste, chasser en groupe est souvent plus efficace et moins dangereux.
En même temps que la coopération, la survie des tribus de chasseurs-cueilleurs nécessitait une forte égalité sociale à l’opposé de la structure centrée sur les mâles alpha et bêta des chimpanzés, mais plus proche de celle des prédateurs sociaux que sont les loups à la hiérarchie fonctionnelle. Grâce au partage, le dimorphisme sexuel s’est largement atténué. Tout cela requiert des relations interpersonnelles pacifiées et altruistes – et donc de l’empathie à haut degré –, mais aussi une aptitude spécifique à communiquer.
GROS FESSIERS MAIS GROS CERVEAUX
Dans cette perspective un outil s’est révélé crucial entre les mains du dernier venu, homo sapiens : le langage verbal élaboré. C’est dans cette direction sociale que s’est orientée l’évolution de notre énorme cerveau autant que vers les capacités cognitives qui ont permis notamment de dominer le feu et d’élaborer des outils très perfectionnés, déjà au temps d’homo erectus. Nos capacités cérébrales à maîtriser nos impulsions, à planifier, à comprendre nos proches et à communiquer avec eux ne furent pas moins décisives dans la survie de notre espèce.
C’est ce cadre qui a permis cette autre évolution décisive : l’autonomie tellement lente à acquérir des enfants humains, et surtout cette longue période de totale dépendance, unique dans le règne animal, qui s’achève vers sept ans. Pendant de longues années, le petit humain pour survivre doit entièrement se fier à l’affection, à la générosité et à la patience de ceux qui s’occupent de lui. Pour cela, il était vital qu’une prodigieuse capacité d’empathie soit profondément inscrite dans notre cerveau. Mais c’est justement cette lente maturation qui est le prix à payer pour notre énorme néocortex d’homo sapiens, et son puissant cortex préfrontal (qui n’est pleinement opérationnel qu’après 25 ans). Cet accroissement du temps de maturation est d’ailleurs une caractéristique de l’homo sapiens, en même temps que la configuration particulière de notre cerveau d’humain moderne, et le crâne bulbeux qui y correspond.
LA RENCONTRE D’UN LANGAGE NON VERBAL ET DE LA PAROLE
Les grands mammifères sociaux utilisent divers rites notamment pour se saluer ou pour accompagner la mort d’un des leurs, ou encore pour souligner la structure de la horde. Ils disposent de différents gestes, parfois d’une grande complexité, afin d’échanger des signes traduisant et raffermissant la cohésion du groupe, par exemple face aux épreuves. Les êtres humains ont bien entendu poursuivi dans cette logique, mais avec une toute autre ampleur. Et il n’est pas surprenant que le repas partagé soit devenu un des rites essentiels pour tous les humains. C’est le reflet par excellence de la nature coopérative de notre société. Partager ce qui est indispensable pour vivre. Partager, entre les femmes, les hommes, les anciens, les jeunes, le fruit de ce qui a été chassé et ramassé par quelques un. Ce rite va rester au cœur des cultures humaines pendant des millénaires jusqu’à ce que la « société » individualiste de l’abondance ne l’évacue.
Alors le rite, au fond, demeure un échange réciproque d’informations bienveillantes d’ordre non-verbal. Mais, pour les humains, l’action s’inscrit dans un récit, lié à la conscience de soi individuelle et collective. Et dans la ritualité humaine, le geste symbolique va rencontrer la parole qui raconte. La richesse symbolique des rites va immédiatement s’en ressentir, donnant naissance notamment aux arts picturaux. On est d’ailleurs frappé de voir le contraste qu’offrent neanderthal et sapiens à cet égard.
Sapiens est un être culturel, et cette expression de son humanité va croître et s’adapter. Les rites liés à la naissance, à la maturité, à l’union des couples, à la mort, ou encore les rites liés au cycle cosmique des saisons, tous vont se développer et s’adapter aux différentes conditions de vie qu’offrent nos écosystèmes. L’art qui en est né nous émerveille encore. Certaines des réalités que ces symboles désignaient ne sont pas toujours si lointaines. Et malgré tous, il nous sera encore possible de penser à nos ancêtres qui inaugurèrent le partage festif de notre nourriture pendant les repas que nous célèbreront autour des jours les plus courts de l’année.
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