Le nom « rite » ou l’adjectif « rituel » désigne depuis l’antiquité l’ordre codifié d’une cérémonie et ce qui y a trait. Il en va de même du substantif construit sur le mot rituel dans son usage courant (sauf lorsqu’il s’agit du cas très particulier d’un type de livre liturgique). Cette cérémonie peut être religieuse ou non, mais elle est par essence collective. Dans les dictionnaires, c’est encore le premier sens, voire le seul, de ces mots.
Rite ou routine ?
Cela dit, depuis le XIXe siècle, on emploie ces termes pour décrire aussi ce qu’accomplit une personne isolée, lorsqu’elle s’adonne à une routine codifiée. Dans ce cas, les mots
« rite » et « rituel » sont souvent employés avec une connotation péjorative pour décrire un ensemble de gestes répétés régulièrement d’une manière précise, souvent face à une situation donnée. Mais ces actes sont dépourvus de but concret, sans autre motif que celui de la force de l’habitude. On sous-entend même parfois que la répétition de ces gestes (ou paroles) routiniers comporte à des degrés divers un caractère maladif.
Il n’y a pourtant guère de rapports entre le mot « rituel » avec le sens de cérémonie et celui désignant la réitération compulsive d’une routine individuelle qui n’a — admettons-le d’emblée — d’autre but que de calmer temporairement l’anxiété.
Cet usage détourné des mots « rite » et « rituel » remonte probablement en premier à la présence dans les deux usages de ces mots de la répétition de gestes et (ou) de discours codifiés.
Rite ou magie ?
Il remonte aussi aux techniques de sorcellerie. Celles-ci sont accomplies selon un ordre traditionnel, dans un but précis, néfaste ou bénéfique, mais en général par une seule personne. Il est vrai que le sorcier suit une gestuelle et récite une formule, toutes deux bien codifiées, qui évoquent l’ordre de certaines cérémonies. Un jeteur de sort va réciter des formules, invoquer des esprits, désigner son objectif, manipuler des artefacts réputés être dotés d’une force particulière…
On peut rattacher à cela les pratiques religieuses individuelles lors desquelles, dans le but de s’attirer des faveurs divines, ou par gratitude envers elles, l’on accomplit un geste réputé bénéfique, comme accrocher un ex-voto dans un sanctuaire, y allumer un cierge, y toucher avec dévotion une statue sacrée.
Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas ici dans l’univers du rituel mais dans celui des techniques magiques. Il s’agit d’obtenir par des actes précis quelque chose auprès de forces extérieures. Nous sommes dans une logique (archaïque) de technique et de pouvoir sur les forces du monde invisible mais pas de rite. L’univers des rites, cependant, est bien plus ancien que celui de la magie. Les grands mammifères sociaux possèdent des rites. Et les nôtres remontent à des communautés humaines ne s’attribuant aucune autorité sur le monde qui les environnait. Elles cherchaient au contraire à exprimer les liens qui les unissaient à ce monde et les rassemblaient chacune elles-mêmes.
Le cérémonial sacerdotal
On peut dire que, depuis le Moyen âge, le rituel catholique s’apparente en certaines circonstances à ce genre de techniques magiques. Notamment lorsque le prêtre récite tout seul, sans la présence d’une assemblée, les paroles de la messe de Requiem sur un autel privé, dans le but d’obtenir le salut de l’âme d’un défunt. Ce type d’actions dérive d’une cérémonie dont demeure le cérémonial, mais sous la forme d’un écho. Comme un souvenir lointain.
L’idée repose du reste sur la conviction que le prêtre, même isolé, s’il a été ordonné selon les règles de l’Église à cette fonction, détient désormais un pouvoir. Ce pouvoir lui permet, lorsqu’il répète fidèlement les paroles du Christ prononcées pendant la Cène, comme s’il était le Christ lui-même, d’obtenir de Dieu qu’il change la substance du pain et du vin en corps et sang du Christ. Nous sommes bien ici dans une logique où quelqu’un énonce une formule précise afin de plier les réalités de l’Au-delà à sa volonté.
Le simple fait que le clergé chrétien se soit isolé de plus en plus de la foule des laïcs dont il préside les cérémonies a permis l’émergence d’une vision individuelle du rite.
Sanctuaire bien délimité et inaccessible au peuple, vêtements sacerdotaux extraordinaires, langage hermétique, complexité croissante du cérémonial, tout cela a ancré l’idée que le véritable officiant du rite était solitaire, tandis que le peuple n’était qu’un spectateur passif. On retrouve ce phénomène à des degrés divers dans d’autres religions monothéistes et polythéistes…
Le rite et la modernité
Il n’est pas étonnant qu’une vision du rite centrée sur un individu revêtu d’une autorité particulière, au détriment des autres participants, ait pris corps au sein des sociétés antiques si fortement hiérarchiques, puis que celle-ci se soit épanouie au sein de la société d’ordre médiévale.
Il n’est pas non plus étonnant qu’un sens individuel du mot « rituel » soit né à l’époque moderne. Depuis la Révolution industrielle et l’hégémonie de l’économie de marché, la société se fragmente. Les structures familiales, communautaires, culturelles, tout ce qui nous attache à notre univers familier, bref tout ce qui fait obstacle à la liberté du Marché se disloquent. Sur le marché du travail, les humains sont les marchandises mises en compétition selon leur coût et leur efficacité. Ce sont des biens de consommation sans liens mutuels ni racines. Il était fatal que le sens originel du mot « rituel » fut aussi menacé.
Du rite à l’obsession
L’usage du mot « rite » pour désigner une routine bien codifiée, comme s’il s’agissait d’une cérémonie, découle peut-être surtout de ce que parfois les cérémonies, en particulier religieuses, se vident de leur sens avec le temps. C’est vrai en particulier quand leur signification originelle est tombée dans l’oubli et que les convictions qu’elles reflétaient se sont évanouies. Les gestes de ces rites, réglés par une coutume immémoriale, apparaissent alors d’autant plus gratuits, voire absurdes, que ceux-ci sont strictement codifiés et ne se maintiennent que par la force de la tradition. En outre, si ces gestes vides de sens sont accomplis par un officiant solitaire avec une minutie un peu maniaque, la parenté avec ceux accomplis de manière obsessionnelle par quelqu’un frappé de troubles de l’anxiété semblera à juste titre évidente.
Dans cette perspective, Freud est allé jusqu’à affirmer que tous les rites religieux seraient une vaste « névrose obsessionnelle » (selon sa terminologie) élaborée par les humains « primitifs » pour ne pas avoir à affronter directement leur angoisse existentielle native.
Ce genre de jugements révèle la crasse ignorance de l’anthropologie et ethnologie dont cet auteur souffrait. Mais on peut quand même noter que, en dehors du domaine de la pathologie, s’adonner à une routine précise et familière offre un apaisement à l’individu dans bien des circonstances. Et il est certain que le rite s’appuie en partie sur cet effet réparateur propre aux actes familiers, cycliques et codifiés.
Rites et tartes aux myrtilles
Mais un rite c’est beaucoup plus que cela. D’abord, un rituel n’est pas du tout nécessairement religieux dans le sens du terme tel qu’il a été défini par Cicéron, comme le « souci du divin ». Non, un rituel est une réalité sociale qui n’implique aucune référence nécessaire à une quelconque transcendance.
On peut très bien se réunir rituellement pour fêter la saison des baies sauvages lors d’un repas autour de la tarte aux myrtilles. Et s’il s’agit bien de gestes — et en général aussi de récits se rapportant à la cérémonie — codifiés pour accompagner une circonstance donnée. Cependant ces actes réunissent une communauté de personnes. Ils réunissent cette communauté pour nourrir et exprimer le sentiment d’amitié qui constitue le ciment de toute société humaine véritable et simplement de toute vie humaine. Pas de vie humaine sans communauté ni donc sans amitié. C’est sur l’amitié et la confiance spontanée que repose la communauté humaine et non sur un contrat avec des effets légaux comme l’ont imaginé quelques philosophes.
Le rite est un langage
Une codification minimale — rituelle d’une certaine manière — est du reste la condition sine qua non de tout échange humain, lequel demeure impossible sans langage commun. De fait, le substrat d’un rite est une forme non-verbale de langage. Or il n’existe pas de langage sans accord commun sur les signes qui sont échangés.
A travers le rituel, nous touchons du doigt les racines de la culture, laquelle permet, elle aussi, à une communauté d’humains, avec leurs immenses capacités de connaissance, de réflexion, d’imagination et d’esthétique, de garder sa cohésion. Une culture humaine implique toujours le partage mutuel d’un langage complexe conforme à nos capacités cognitives. Le langage devrait refléter toujours, quant à lui, une confiance entre les interlocuteurs qui l’emploient — au minimum sur le sens des mots (on notera que jouer sur l’ambiguïté d’un mot pour tromper son auditoire est un acte tout particulièrement destructeur).
Le fait que les humains se soient dotés de langages verbaux aussi élaborés est un reflet de leur nature fondamentalement sociale et collaborative. Au même titre que le blanc de nos yeux, lequel nous donnent d’être les seuls primates capables d’exprimer et de lire les émotions de nos proches — car la dissimulation ne devrait pas être nécessaire entre nous. Et sans doute, le langage amical, d’abord non-verbal, des rites communautaires est-il, lui aussi, à la racine du langage humain.
Matthieu Smyth
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