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BELLE SAISON ET FÉMINITÉ

Sous le signe de la Lune, surgies des profondeurs de la terre et du bouillonnement des eaux fraiches, Mélusine, Morgan, les vouivres ou les fées sont autant de manifestations de la fécondité printanière qui ont perduré dans nos contrées, et que l’on ne peut en aucun cas séparer du principe féminin de vie.

Venus of Willendorf


Sous nos latitudes, les fêtes qui saluent le printemps célèbrent notamment la féminité. Ce thème est inséparable de celui de la fécondité mais aussi de celui des puissances aquatiques et sous-terraines — chtoniennes. Ce n’est pas surprenant.


La vie…

La belle saison voit la vie ressurgir des sols. Et depuis les origines de l’humanité, la mère est associée à la vie et à sa perpétuation. Les peuples premiers n’ignorent pas que l’homme ait un rôle dans la reproduction, mais considèrent ce rôle comme mineur. C’est l’action des esprits et l’œuvre de la mère qui comptent le plus. C’est la mère qui accueille l’esprit venu du monde invisible en son sein, lui donne chair, le fait croître et l’enfante, de sorte que le cycle de la vie se perpétue dans le monde visible (après le néolithique, on verra surgir des théories faisant de l’homme l’agent procréateur unique qui dépose un « homoncule » dans le sein maternel pour qu’il y grandisse comme le pain dans un four).


D’ailleurs, le monde invisible des esprits, au sein duquel le nôtre est enchâssé, est perçu comme une matrice bien évidemment féminine. D’une certaine manière, vue dans leur totalité, la figure primordiale féminine et le cosmos ne sont qu’un. C’est davantage le monde visible qui fait place à la dualité féminin-masculin. La trame cachée du cosmos est féminine. Elle irrigue toute chose avec la force chaotique de l’eau qui jaillit des entrailles de la terre.


La femme, la terre, l’eau, le serpent et la lune

C’est pourquoi l’on accède par les cours d’eau, les fontaines et les grottes au monde invisible qui a tout enfanté. Il existe de fait des liens symboliques évidents entre ces lieux et la féminité.

Le monde invisible dont provient la vie et vers lequel celle-ci retourne inéluctablement, porte en Irlande le nom de Sidh, mais aussi parfois de Tir na mBan : « monde des femmes ». Or ce dernier est séparé de nous par l’eau. L’élément aquatique étanche la soif, et évoque les fluides corporels vitaux et surtout le sang. Dans toutes les cultures, le sang est symbole de vie. La femme qui attend un enfant est plus que quiconque invitée à se nourrir de viandes crues pour recevoir la force vitale du sang de l’animal. Et la femme nubile manifeste sa fécondité à chaque lunaison en le répandant de son sein. De ce fait, une force bénéfique mystérieuse est volontiers associée au sang menstruel (l’horreur du sang menstruel est propre aux sociétés patriarcales). C’est de cette force féconde dont est aussi revêtue le personnage féminin par excellence qu’est la lune. Elle qui préside aux cycles saisonniers comme aux cycles féminins.


De même, certains animaux entretiennent une relation symbolique particulière avec la matrice vitale : les cervidés par exemple, mais le serpent en premier. Le serpent originel est une figure universelle que l’on retrouve depuis l’Australie jusqu’en Amérique. Ce dernier disparait sous terre ou dans l’eau. Il ondule comme les montagnes et les rivières. Il se love comme la lune. Il mue à l’image du cycle de la vie… La figure du serpent souterrain et aquatique prendra parfois plus tard des traits masculins. Mais elle est originellement féminine, et c’est ce symbolisme qui est représenté dans le carnaval et le mythe. Cette figure prend dans nos contrées le nom de vouivre (guivre, wyverne…) ou de quelque autre dragon.


Une logique antagoniste venue du Croissant fertile

Le monde occidental n’a connu le monde agricole et patriarcal du néolithique que tard (sixième millénaire), et ce, de manière atténuée. Venu par l’Asie mineure, Il se répand surtout dans l’Europe méditerranéenne. Plus au nord, on conserve des structures archaïques même si parallèlement les nouveautés néolithiques finissent par être adoptées. Elles vont donc coexister…


Ainsi, jusqu’à la fin du Moyen âge, le statut juridique des femmes est-il beaucoup plus favorable à celles-ci au nord qu’au sud des Alpes. De même, avait persisté dans l’Antiquité un idéal d’égalité, que ce soient le Ting scandinave ou l’isonomie grecque, contraire à l’idéologie despotique née au néolithique dans le Croissant fertile. Ou encore, l’attribution traditionnelle du rôle de shaman à une femme, car c’est la femme qui est habitée par la puissance de guérir — avec les conséquences dramatiques que l’on sait à la Renaissance lorsqu’elles seront considérées comme des sorcières. C’est ainsi que se sont conservées des traditions animistes en Europe qui font la part belle à la Grande mère primordiale et aux rites la célébrant, parallèlement au polythéisme officiel comme au christianisme.


En effet, tandis que les sociétés se structurent de plus en plus autour d’une hiérarchie dont le polythéisme est le reflet, celui-ci se superpose à l’animisme. Les personnages ancestraux qui peuplent l’autre monde de l’animisme ne sont pas des « dieux », mais l’antique matrice primordiale est érigée en déesse, alors qu’émerge la nouvelle figure virile du dieu souverain modelée sur celle du roi. Il allait bien entendu devenir son époux et maître, ou du moins d’une de ces représentantes. Plus tard, le dieu souverain d’un petit royaume du Proche-Orient répudiera son parèdre féminin pour accéder au statut de Dieu unique. Il entreprendra même un jour de régner sur le monde vêtu de la pourpre impériale (l’empereur y trouvait son compte puisque lui-même prit par voie de conséquence les traits terrestres du Dieu incarné trônant aux cieux).


La Mère universelle se faufile malgré tout

Tout cela m’empêchera pas l’Europe de conserver bien vivant le souvenir de la matrice féminine primordiale — souvent sous les atours d’une sainte chrétienne : ainsi Sainte Brigitte qui n’est autre que la déesse mère celte Brigid (Brigantia en Gaule), célébrée le 1er février à la place de la fête celtique d’Imbolc saluant la fin de l’hiver. De même la déesse mère Anna (la Dana irlandaise) deviendra Sainte Anne, patronne de la Bretagne. D’ailleurs Brigantia était associée dans l’antiquité gallo-romaine à Athéna : et toutes deux étaient représentées ornées de la tête de Gorgone avec ses cheveux de serpents…


Morgane*


Le culte de Sainte Marguerite la représente accompagnée de sa vouivre — voire parée de certains traits du dragon féminin et aquatique ! En effet, le prénom médiéval si populaire de Margot dérive de Morgane. Le personnage ambigu de la demi-sœur d’Arthur est une manifestation tardive de la déesse mère aquatique galloise Modron, laquelle n’est pas différente de la déesse Dana irlandaise, ni probablement de la déesse secondaire irlandaise Morrigan. La fée Morgane apparait également dans les légendes (reprises par Rabelais) comme la marraine ou la femme du géant tellurique Gurgunt/Gargantua/Argant qui symbolise à sa manière la force sauvage surgissant des montagnes et des forêts. La sainte irlandaise Muirgein (« née de la mer ») s’apparente aussi sans aucun doute à Morgane.

Même le culte de la Vierge Marie, mère du Christ, accaparera les attributs de la Matrice féminine primordiale. On peut le constater dans beaucoup de sanctuaires, comme Chartres et sa statue souterraine de la Vierge, ou jusque dans celui de la grotte et la source de Lourdes… lesquelles nous renvoient au monde tellurique des fées.


Mélusine

Le folklore nous a transmis aussi beaucoup d’autres manifestations de la matrice féminine primordiale associée à l’eau : ainsi, toujours dans le cycle arthurien, Viviane Dame du lac, qui demeure sous les eaux et dont les traits évoquent ceux de la déesse mère celtique. Mais c’est probablement Mélusine qui la représente le mieux. Vouivre ailée, elle se donne une forme humaine pour épouser un homme. Ce dernier viole son serment de ne pas briser le secret de sa transformation cyclique, laquelle survient lorsque, plongée dans l’eau de son bain et protégée par sa chambre close, Mélusine peut retrouver sa forme originelle. Ainsi surprise, il ne lui reste qu’à s’envoler loin du traitre, mais elle continue de veiller la nuit avec bienveillance sur ses enfants.


Mélusine *


Mélusine est une interprétation occidentale et bien particulière du mythe quasi universel de la tentative masculine de dérober la force féminine qui se manifeste lors des règles. Pourtant, même en Europe, on rencontre des personnages féminins de carnaval assumés par des hommes. À l’origine, il s’agissait de marquer l’appropriation masculine symbolique de la puissance féminine originelle — un phénomène rituel propre aux sociétés qui un jour se sont hiérarchisées autour de la figure masculine.


Ici où là, on rencontre aussi des dragons féminins aquatiques défaits par les hommes du lieu, telle la Tarasque provençale ou les Dracs occitans et catalans. Ils sont tous associés à des rivières ou des lacs. Les héros mythologiques qui tuent un dragon, de même que leur héritiers chrétiens les saints « sauroctones », ne manquent pas… Ces légendes comportent diverses symboliques, mais la plus archaïque est le déni par les hommes de la puissance féminine originelle. On représente, dans certains carnavals du nord de l’Italie, le combat victorieux à la fin de l’hiver de l’ours contre la vouivre. C’est paradoxal parce que plus au nord, le printemps est le temps de la vouivre (quand on mange les poissons de rivière). Les représentations du changement saisonnier au moyen d’une mise en scène belliqueuse sont fréquentes. Mais, ici, la symbolique est plus complexe et renvoie à d’antiques changements sociaux. En Corse, peu avant Pâques, les hommes du village transpercent une statue de la Vierge de sept couteaux… En revanche, au printemps, dans les Pyrénées catalanes, une effigie bénéfique du Drac est encore portée en procession à travers les rues.


Le mythe de Mélusine témoigne que la puissance mystérieuse de la femme n’était pas complètement oubliée ou combattue. Le cycle menstruel, l’eau et la lune y demeurent source de vie. La tentative du prince qu’elle a épousé n’aboutit pas à un renversement de l’ordre des choses (au contraire de beaucoup d’autres légendes archaïques qui mettent en scène le triomphe masculin). Mélusine demeure la puissance bienveillante et féconde qui donne la vie puis veille sur elle.


Matthieu Smyth

Enseignant en Anthropologie

Université de Strasbourg




* Références Illustrations :

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