En Europe, où l’humain doit affronter le froid, les rituels festifs principaux sont célébrés au cours du cycle hivernal des mois sombres. Le cycle hivernal est le plus important : c’est là que se joue la vie et la mort. En ce temps plus qu’en un autre, il devient manifeste que la vie éclot dans la mort qui elle-même engendre la vie. L’ours qui plonge dans les profondeurs de la terre aux premiers froids pour renaître, lorsque les jours rallongent de plus en plus, en est l’archétype. C’est ainsi que lors du carnaval de la fin de l’hiver on défilera masqué et l’on fera bombance de viande pour la dernière fois. La chasse devient difficile et les salaisons vont s’abimer.
La viande rouge s’épuise donc et elle doit faire place à celle des poissons d’eau douce. C’est ce qu’illustre de nombreux rites carnavalesques de printemps qui mette en scène un être aquatique féminin, le célèbre tableau sur le combat de Carnaval d’un disciple anonyme de Jérôme Bosch, ou encore à la bataille, relatée dans le Quart Livre du Pantagruel, des Andouilles avec les Carême-prenant et son dieu Mardi-Gras qui évoque Arduinna déesse celtique de la faune. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un véritable antagonisme. La pleine et la nouvelle lunes sont identiques. La force de vie disparaît pour mieux renaître. La destruction du bonhomme hiver, ou encore le triomphe conséquent de la figure aquatique féminine, ne sont que les métamorphoses de la même force de la vie.
La fin de l’hiver
Le carnaval de la fin de l’hiver est familier : le défilé des masques et le banquet où trône la viande. Les ours, les hommes sauvages, les géants arborescents, les loups, les bêtes à cornes, les sangliers, les oiseaux, le Féminin (et parfois la Vouivre même si elle appartient davantage au carnaval de Printemps), la pleine lune et la nouvelle laquelle se tient plutôt du côté du principe féminin aquatique… Il faut de toute façon avoir conscience que l’autre monde, le monde invisible des esprits, qui est ici mis en scène, est fluide. Il ne comporte pas d’identité figée contrairement au monde visible des vivants.
C’est l’ours qui est la figure animale la plus représentée parmi ces personnages, même si les animaux à cornes tiennent leur rang. L’ours, par son pelage (sa chevelure sauvage) affiche sa parenté avec les figures de arborescentes de la forêt. Il est aussi debout comme un homme. Et fort comme rien d’autre dans ces contrées. Ce qui frappe alors le plus l’imaginaire symbolique, c’est son hibernation. L’ours est l’image de la vie elle-même pendant les mois sombres, qui semble aller se cacher au fond de la terre pour ressurgir avec la fin de l’hiver. L’ours, chaque hiver rejoint sous terre le monde des esprits, qui est aussi celui des morts, pour s’y reposer, avant de renaître de sa tanière pour ramener la vie dans le monde des vivants.
Sa parenté avec l’Homme sauvage, le géant sylvestre chevelu, couvert de branches et de feuilles, dont les statues sont familières aux fontaines médiévales, est évidente. Cette parenté est soulignée à l’envi par les costumes d’homme sauvage du carnaval. Toutes ces figures incarnent la force primitive émanant du monde sauvage de la montagne et des forêts, tel le géant Gurgunt/Gargant/Argant passé dans la littérature sous le nom de Gargantua et fréquent dans la toponymie, en particulier des montagnes, puisqu’il est réputé dormir dessous, à l’image de l’ours dans sa tanière.
Le serpent aquatique
La figure de la belle saison naissante est plutôt le serpent aquatique, dont la Tarasque, la Vouivre ou la fée Mélusine (dragon à la fois aquatique et ailé) sont le reflet mythologique. On remarquera que la Tarasque est réputée se nourrir de jeunes adolescents mâles. Mélusine punit durement son mari humain qui a trahi la confiance que la fée lui avait accordée, lorsqu’il viole l’intimité menstruelle et découvre son pouvoir mystérieux (mais elle restera la mère protectrice de ses enfants). Pas de mutilation génitale masculine pour singer les menstrues en Occident : le privilège féminin associé à la force du sang menstruel ne lui sera pas contesté.
Dans de nombreux carnavals de printemps, c’est la Grande Mère dragon qui est mise en scène. Le principe féminin de vie, autant chtonien qu’aquatique, la grande Terre-mère humide, se manifeste au Printemps dans toute sa force. L’Europe septentrionale (et jusqu’en Sibérie) est restée moins patriarcale que les autres continents (à quelques exceptions). On a su garder à la femme d’être la matrice de la force vitale. C’est la femme qui demeure la source de vie et de guérison. Même si les hommes ont eu politiquement le dessus, aucun mâle n’a cherché à lui dérober son privilège, son lien intime avec la source de vie, que rende manifeste le sang menstruel. Les hommes n’ont pas cherché à le singer rituellement pour se l’approprier. C’est ce qu’atteste le caractère féminin de la guérisseuse au Moyen Age, autant, hélas, que le destin tragique des « sorcières » lorsque la misogynie gréco-romaine et biblique ressurgit à la Renaissance.
Comme dans tous les grands rituels le mythe prend corps dans le rite, et, en amont, reflète ainsi d’antiques rituels de passage. Le Carnaval est le pendant rituel du mythe de la chasse sauvage nocturne ou diurne. Les masques des Krampus, Perchten, Wildern et autres Tschäggättä constituent la mise en scène ludique d’antiques croyances d’une irruption saisonnière des forces de la vie sylvestre et animale. Ce sont les derniers témoins d’un monde où les cycles de transformation de la vie qui courre entre arbres, animaux et humains, structuraient la notre…