« Pourquoi les zèbres n’ont pas d’ulcère »
Le trauma appartient en propre à l’homme civilisé et à l’animal en cage. Lorsqu’un animal est en état d’impuissance face à une menace, il se fige et s’effondre. Son cerveau se dissocie de son ressenti et est inondé d’endorphine. C’est une réponse extrêmement archaïque de défense face au danger, lorsque la fuite ou le combat sont désormais inopérants.
Une section très primitive du système nerveux qui régule l’organisme de manière indépendante de la conscience prend le contrôle d’une bonne partie du métabolisme et le plonge dans une forme de catalepsie (pour être précis : c’est la partie dite dorsale du nerf parasympathique —ou vagal— qui prend les commandes).
Plus simplement : l’animal fait le mort. S’il survit à la menace —celle d’un prédateur par exemple—, l’animal va alors se libérer de cet état de figement par des tremblements violents, puis par des mouvements mimant la fuite et (ou) le combat. Les réflexes de fuite et le combat ont été avortés par le figement venu du cœur du système nerveux, ils doivent désormais être achevés de manière ludique pour libérer l’animal de la perception de la menace. La gazelle par exemple va bondir comme dans une danse. Elle ne connaîtra pas le trauma.
C’est pourquoi le biologiste Robert Sapolsky constatait, dans un ouvrage célèbre, que, malgré les attaques des lions, eux non plus, « Les Zèbres n’ont pas d’ulcère ».
Mais l’animal en cage si
Ce protocole permet donc à l’organisme de s’affranchir de l’étreinte de ce segment archaïque du système nerveux capable de placer le métabolisme dans un état de vie très réduit. Cet état de vie est en effet une solution à court terme : il est létal s’il se prolonge dans toute son intensité, et provoque nombre de pathologies s’il se prolonge en demi-teinte. Hélas s’en libérer est impossible aux animaux dont l’homme à entraver la liberté. Par exemple, en les maintenant dans une cage.
En effet, un animal emprisonné est dors et déjà placé dans un état d’impuissance pour cette raison même. Il se résigne. Il est déjà dans une sorte de figement, moins profond que s’il était attaqué mais bien réel tout de même, puisqu’il ressent l’incarcération comme une menace.
Si survient une nouvelle menace et qu’il se fige plus profondément, il ne peut plus donc s’extirper de cet état, puisque son organisme reste écrasé sous le poids de la menace toujours présente que constitue l’emprisonnement. La conséquence de cette incapacité à sortir d’un figement profond est simple : c’est la mort.
Et les humains, eux aussi, ont des ulcères
Or, nous autres humains civilisés vivons en cage sans nous en rendre compte. Nous vivons dans un sentiment de menace diffuse et constante né de la structure hiérarchique et autoritaire qui enserre les sociétés humaines de la fin de l’Âge de pierre et qui est si contraire à notre nature sociale collaborative primordiale. Sans nous en rendre compte nous sommes plongés dans un état de figement discret depuis notre enfance.
Cet état commence souvent à l’école, mais une famille autoritaire suffira, ou tout simplement trop de distance dans les relations avec les parents (ce qui est ressentis comme une menace terrible par les petits). Face au pouvoir humain auquel nous sommes soumis dès l’enfance, nous ressentons une impuissance fondamentale.
Quoi qu’il en soit, lorsque nous sommes confrontés à une agression grave face à laquelle nous sommes dans un état d’impuissance, notre organisme ne parvient donc plus ensuite à se libérer pleinement du figement dans lequel nous avons, nous aussi, été plongés par notre système nerveux parasympathique pour survivre face au danger.
« Le Corps doit alors porter le fardeau », comme le souligne le neurologue Robert Scaer, de la mémoire enfouie de ces vaines tentatives de fuir ou de combattre ces menaces face auxquelles nous étions plongés dans l’impuissance. La menace demeure présente pour une partie de notre métabolisme… C’est le trauma. Et le stress chronique qui en découle, ainsi que tout le cortège de pathologies nées des compensations que l’organisme met en place pour survivre malgré ce stress.
Rituels et thérapies
Il existe cependant un certain nombre de protocoles thérapeutiques qui permettent de se libérer des restes du figement dont notre cerveau n’a pu s’affranchir. Or nombre de rituels festifs archaïques présentent de grandes analogies avec ces thérapies. Les rituels du reste ont pour fonction notamment de permettre de franchir les étapes du cycle de vie, uniques ou récurrentes, où l’humain perçoit plus particulièrement sa vulnérabilité. Ils sont également très proches des danses spectaculaires qu’effectue l’animal qui s’est libéré du figement, ou plus exactement ils en reprennent à certains moments quelques éléments.
Le rituel place ou replace celui qui y participe dans le moment présent, en unité avec le monde qui l’entoure comme avec ses proches.
Les rituels expriment le lien avec la communauté. Enfin, l’engagement social est essentiel dans la résolution des traumas tout comme dans le lien
communautaire qui s’exprime et se renforce à travers le rituel.
La partie plus récente (dans l’histoire de l’évolution) du système nerveux vagal —dite ventrale— qui correspond à l’engagement social, et dont le rôle pacifiant est crucial pour le maintien de notre équilibre vital individuel, se trouve ainsi positivement sollicitée à travers les rituels. Le parallèle avec les protocoles de résolution du trauma est ici particulièrement évident. On notera aussi que le rituel peut parfois faire appel à un état de conscience modifié lequel —s’il est maîtrisé— semble bien avoir sa place dans le processus de guérison.
Dans tout rituel, même celui qui a lieu lors d’une circonstance tragique, il existe une dimension ludique qui peut parfois être très accentuée. On met en scène et on joue un rôle. C’est une manière de mettre à distance le danger mais aussi de l’apprivoiser. On devine que la mise en scène des forces naturelles, avec leurs aspects parfois effrayants, correspond à un besoin profond de libérer l’énergie vitale accumulée qu’engendre la perception des menaces. La dimension ludique permet aussi à la joie et au rire de s’exprimer : l’universelle coutume des fêtes masquées en témoigne.
Bien entendu, on aura conscience que les rituels humains anciens ont émergé dans un monde où l’humain ne vivait pas encore en cage.
Ils ne sont pas destinés à affronter le trauma propre à l’être humain civilisé ; et ce, d’autant plus que les traumas humains sont parfois infligés par d’autres humains, sensés bienveillants, mais avec une rare cruauté —or notre psychisme n’est pas bâti pour faire face à ce genre de menaces. Ce sont plutôt les protocoles thérapeutiques modernes qui incorporent des éléments de rituel. C’est tout un axe de recherche qui se dessine.