Métamorphoses du religieux : le Yoga
Aujourd’hui, dans notre monde qui se recompose, beaucoup investissent l’énergie qu’ils auraient naguère dirigée dans la religion dans des activités qui en assument certains aspects. Il en va ainsi du yoga. Celui-ci est aussi une industrie florissante. Sa croissance et son chiffre d’affaire — qui aux Etats-Unis se chiffrent en milliards — est vertigineuse. Il faut admettre qu’en terme de marketing cette invention de la fin du XIXe siècle a visé juste. Le yoga qui existait antérieurement en Inde n’a pas grand-chose de commun avec ce que nous connaissons aujourd’hui. Les yogis étaient des contorsionnistes, souvent un peu louches, s’exhibant sur les places publiques en disant la bonne-aventure… Et puis d’aucuns eurent l’idée de vendre une gymnastique liée à des exercices de respiration et de méditation, mais repensée de telle manière qu’elle attire ces naïfs occidentaux en quête de spiritualité, d’orientalisme et d’une relation renouvelée avec leur corps. Le succès fut immédiat, mais a atteint depuis les années 80 une échelle industrielle.
La recette du succès
Tous les ingrédients du succès étaient réunis. Le yoga permet de rejoindre une communauté de personnes convaincues et socialement proches. Il offre une (modeste) activité physique à nos corps rongés par la sédentarité. Il répond à nos doutes sur notre civilisation occidentale en nourrissant notre fascination pour les sagesses antiques et lointaines, en particulier celles venues de l’Inde (le pays des castes, du bûcher des veuves et des castrations rituels…). Il se présente comme une spiritualité (presque) libre de tout cadre religieux. Le yoga tient lieu de religion sans être une religion.
Il palie un certain nombre de manques laissés par le recul du religieux en Occident. Il propose un rituel collectif régulier impliquant le corps.
Il encourage l’introspection individuelle en quête de paix intérieure, un de nos passe-temps favoris. L’esthétique qu’il véhicule depuis qu’on l’a commercialisé pour le public occidental est proche de celle de la gymnastique et de la danse classique qui nous sont familières : nous aimons voir un corps cambré au-delà de toute nécessité fonctionnelle. Le message du yoga contemporain s’inscrit parfaitement dans notre quête de développement personnelle. C’est une promesse d’épanouissement physique et de bien-être spirituel… Et puis on peut s’acheter des tenues spécifiques qui permettent de renforcer l’identité communautaire au sein du groupe de pratiquants, tout en calmant notre soif de shopping.
Le mythe du stretching
Le yoga est assez loin de tenir toutes ses promesses cependant. Le véritable yogi indien est un ascète qui torture son corps pour atteindre un état de conscience modifié. Cet état est l’outil de base de sa quête mystique. Il se moque de sa santé et du bon fonctionnement de son corps. Et puis il doit souvent gagner sa vie en faisant des prouesses qui impressionnent les foules. De fait, l’activité essentielle du yoga, l’étirement (stretching) passif prolongé, est franchement nuisible à la santé. Il repose sur une invraisemblable méconnaissance de notre biomécanique.
L’utilité du stretching passif prolongé est un mythe qui a la vie dure. L’impact négatif de ce type d’étirements sur la performance musculaire a pourtant été montré par d’abondantes études. Notre cerveau impose à nos muscles de se contracter ou de se détendre. Il peut et même doit leur imposer un degré de tension constante dans certaines zones (sans laquelle par exemple nous ne serions pas des bipèdes !). Mais la volonté perd le contrôle d’un groupe musculaire qui demeure fortement tendu et contracté. Les muscles ne peuvent plus se contracter ni se détendre complètement. Les dysfonctions musculaires acquises sont coupées du contrôle cérébral.
En effet, lorsque nous étirons un muscle au-delà de ce qui est confortable pendant un certain temps, en contrôlant notre respiration et en coupant notre cerveau de notre ressenti douloureux, nous soumettons nos groupes musculaires à un stress ruineux. Les conséquences en sont notamment la perte de cohésion des chaînes musculaires liées à la perte de contrôle du système nerveux volontaire sur le groupe musculaire étiré, car les étirements passifs isolent le muscle du cortex sensori-moteur. Loin de retrouver une extension normale, le muscle conserve ses nœuds et tensions, tandis que, aux articulations, tendons et ligaments se distendent. Les étirements statiques empêchent les muscles d’envoyer les informations au cerveau qui ne peut rien apprendre de ce que l’on impose au membre étiré passivement. Notre corps n’apprend qu’à travers le mouvement.
En outre, bien des figures privilégiées du yoga engendrent une hypermobilité désastreuse là où nous aurions besoin au contraire d’une certaine tension (dans les lombaires, les hanches…). Ailleurs, dans les épaules en particulier, où nous aurions besoin de toute notre mobilité, car nos mouvements humains la requiert, les exercices comme le pont complet provoquent une tension excessive.
Dissociation et anesthésie
Mais le fond du problème est peut-être ailleurs. Les muscles, lors d’un étirement passif, ont le réflexe défensif de se contracter pour protéger leurs fibres et transmettent des signaux de danger au cerveau. Ce dernier, pendant ce temps, finit par se dissocier de la douleur et relâche des endorphines auto-anesthésiantes qui ont même un effet euphorique. C’est ce qui finit toujours par se passer lorsque le cerveau s’acharne à envoyer des récepteurs de douleur dans un membre mais que la volonté continue d’accomplir l’action qui en est la cause.
Le cerveau aussi se protège. C’est un phénomène de dissociation. Il est alors nécessaire d’accentuer la contrainte d’une séance à l’autre pour obtenir le même résultat. La tolérance s’accroit. On peut parler d’accoutumance. C’est pourquoi également, certains développent une relation addictive avec leur séance d’étirements. C’est une addiction aux drogues que produit notre propre cerveau. Cet état d’anesthésie, voire d’euphorie, est la base de l’expérience méditative du yoga. Il serait peut-être temps de nous interroger sur ce qui nous pousse à tant nous investir dans ces pratiques qui nous coupent de nous-même.
Alors oui, sans doute, le yoga produit une forme de bien-être. Les processus de dissociation se sont constitués au cours de l’évolution pour nous protéger, notamment des effets du stress extrême. Mais pas seulement. Ils nous permettent aussi par exemple d’accomplir nombre de tâches difficiles, sans se laisser submerger par la réponse nerveuse de fuite et de combat. Il semble bien que le processus de dissociation et les états de conscience modifiés qui l’accompagnent peuvent dans certains cas jouir d’une efficacité thérapeutique. Ils sont donc vitaux à bien des égards. Mais regardons les choses en face.
La paix intérieure que produit l’anesthésie de notre système nerveux autonome est aussi un moyen de ne pas affronter les émotions de peur et de colère jugées négatives. C’est un moyen de ne jamais affronter le stress profond dont on continuera de souffrir malgré tous nos efforts pour le contourner. Pour un peu que notre vie ait été marquée par une expérience tellement négative que nous soyons plongés dans un état dissociatif chronique qui nous interdit d’accéder à nos émotions les plus éprouvantes, alors ces exercices méditatifs et dissociatifs renforceront cet état…
Esquiver ou affronter le « négatif » ?
Les voies de la paix intérieure passent par ce pour quoi notre être s’est construit : le mouvement et le lien social. La dissociation a son utilité ponctuelle mais à terme nous fragmente intérieurement et nous isole de nos proches. Notre être se répare pour de bon par la réassociation et l’interaction. Quant aux réactions, inscrites dans notre réalité biologique, qui éveillent notre peur et notre agressivité, il est impossible de faire comme si elles n’existaient pas. Il faut qu’elles puissent s’exprimer, même si c’est de manière mesurée, sans quoi notre corps en paiera le prix. Affronter leurs causes (au moins mentalement) et leurs effets est la seule réponse, comme notre instinct le sait bien. On ne peut pas les esquiver indéfiniment.
Matthieu Smyth
Professeur en anthropologie
Université de Strasbourg