La substance des anciennes fêtes du cycle des saisons, tel que le Carnaval, remonte bien plus haut que l’installation par exemple de la civilisation celtique, de l’Empire romain ou de la chrétienté médiévale. Elle est bien plus ancienne que l’Age du bronze et même que la généralisation de l’agriculture. Ces fêtes sont un héritage de notre passé animiste. L’ordre cosmique au sein duquel elles s’enracinent est celui de la forêt et de ses animaux. La chasse, la pèche et la cueillette des baies, ainsi que le cycle lunaire qui y préside, sont les axes du mode de vie qui se reflète dans ses rites. C’est le monde sauvage qui procure la vie et pas encore la terre domestiquée.
Ni caste ni sacerdoce
Les sociétés de l’Occident septentrional n’ont connu l’agriculture, la cité et les hiérarchies complexes corrélatives qu’assez tardivement par rapport au Moyen orient, et ce, avec une intensité moindre. Les rites fondamentaux des sociétés occidentales sont même ainsi bien antérieurs à l’idéologie indoeuropéenne trifonctionnelle. Pas de caste : ni roi, ni ordre sacerdotal, ni guerrier, ni agriculteur au service des précédents.
En outre, les tâches chamaniques revenaient plutôt à certaines femmes, comme hélas en prendront conscience à la fin du moyen âge les ecclésiastiques et les juristes du monde moderne, lorsqu’ils croiront identifier des « sorcières ». Le monde occidental, après le néolithique, en effet, n’a pas complètement succombé au phénomène de la subordination des femmes.
Sur un autre plan, on remarquera, malgré l’apparition de chefferies érigées en royauté, la persistance de structures de prise de décision communautaire tel le Thing nordique. De même, on ne peut nier qu’il existe une forme d’antagonisme entre l’idéal d’isonomie grecque et l’univers oriental despotique gouverné par des rois/dieux…
L’ascèse confrontée à la viande et à la sexualité
Il est significatif que le repas sacré qui caractérise le christianisme (comme le judaïsme rabbinique, lequel puise ici à la même source rituelle) s’articule autour du pain et du vin. Le mouvement chrétien est une réalité presque purement citadine jusqu’à la fin du quatrième siècle. Le repas chrétien, dont la symbolique orientale s’est imposée à l’Occident malgré tout, est intrinsèquement lié à l’agriculture céréalière et à la viticulture, voire au végétarisme. Si le poisson ou le fromage ont fait partie à un moment donné du repas sacré chrétien, ce dernier est marqué par ce refus de la viande qui caractérise l’ascétisme méditerranéen de l’Antiquité, qu’il soit hellénistique, juif, chrétien, gnostique… La viande est associée au désir sexuel et aux sacrifices d’animaux perçus comme grossiers. L’abstention de viande, avec l’abstinence sexuelle, sont des caractéristiques de l’ascèse et du jeûne chrétiens.
On remarquera que le banquet sacré chrétien requiert de manger des glucides et des anti-nutriments (présents dans les grains de céréale) hérités du néolithique, tandis que le banquet ancestral européen demeure encore surtout basé sur la viande et le choux (le légume occidental traditionnel). Un tel régime, riche en protéine et en graisse, correspond aux besoins de notre organisme, contrairement au repas oriental glucidique plus tardif, lequel est manifestement nuisible à la santé.
L’excès
Au contraire, les fêtes traditionnelles occidentales s’édifient en grande part autour de l’excès. Ce qui signifie consommer de riches nourritures en abondance sans souci du lendemain, en contraste avec les périodes de disette naturelle. Lorsque le gel durcit le sol, il est temps de tuer des animaux sélectionnés au sein du cheptel, en particulier porcin. Et, les abats doivent alors être mangés très rapidement avant qu’ils ne s’abîment. Plus tard, vers la fin de l’hiver, lorsque les salaisons sont sur le point de manquer, et risquent de se détériorer, le moment vient de manger sans retenue. Il sera bientôt nécessaire de se contenter des aliments plus difficiles à trouver tels les poissons de rivière. L’ancien cycle des fêtes saisonnières des mondes celtiques et germaniques, en automne et en hiver, déploie ainsi un partage festif de viandes animales, en particulier porcines, consommées en grandes quantité lors de banquets.
Le porc et le sanglier sont des figures divines à travers toute l’Europe. Nous sommes ici dans une logique antagoniste d’avec le contexte culturel du banquet chrétien, même du point de vue de l’inscription dans l’écosystème. La plupart des symboles du Carnaval sont tirés des arbres et des grands animaux de la forêt (jusqu’à l’époque moderne les porcs ne vivaient pas dans des enclos). Le personnage carnavalesque de l’Homme sauvage à l’image d’un arbre est fréquent.
La vie et la mort imbriquées
Ici, la vie et mort sont perçues et représentées dans leur intrication cyclique. La vie des uns se nourrit de la mort des autres. Toute vie dépend de la mort. Pas de naissance ni de renaissance sans mort. Quant à la mort, elle est toujours féconde de vie. Et la mort s’associe avec cet aspect déterminant de la vie que constitue la fécondité. C’est une pierre angulaire de l’animisme. Dans la mythologie celtique, Dagda en Irlande et Sucellos en Gaule, de même que —sur un modèle similaire— l’Ankou psychopompe breton et gallois, figureront cette imbrication de la mort et de la fécondité. Ils président à la perpétuation des cycles de la vie : celui du quotidien, celui des saisons, celui de la naissance et celui de la mort. Selon ces représentations, la mort et les migrations qui l’accompagnent ne sont pas à craindre.
Face à la mort, face aux épreuves, comme face aux petites et grandes étapes de la vie, la communauté humaine construisait ce qu’elle est à travers ces rites. Avec l’aide de tous, c’est l’être présent au monde de chacun qui s’affirmait ainsi à travers les célébrations où se déploient la mise en scène de la relation d’unité que la communauté entretient avec le cosmos. De la sorte, chacun y puisait la force de poursuivre son propre cycle de vie qui s’inscrit au sein de plus grands cycles.