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Ce qui se cache derrière le "Voodoo Death"

Dernière mise à jour : 13 mai 2021


Dans les mondes tribaux, la rupture d’un tabou entraîne une malédiction qui correspond à une mise à l’écart de la tribu. Ce qui intriguait les anthropologues en était la conséquence presque certaine : le coupable tombe dans un état de prostration, et, peu après, il meurt. C’est le « Voodoo Death ». Ce drame est d’autant plus surprenant que l’étude du cadavre indique un grand calme du métabolisme avant le décès.

Nocebo

Grâce notamment aux travaux de Stephen Porges (la « théorie polyvagale »), nous savons désormais ce qui se cache derrière ce calme : le condamné perçoit tellement la malédiction comme un danger mortel que son système nerveux bloque le métabolisme dans un figement intense dans lequel le métabolisme finit par s’effondrer. Dans les mondes archaïques le sentiment d’appartenance à la tribu est si fort, de même que la croyance dans les tabous relatifs à cette appartenance, que leur rupture est ressentie comme une malédiction mortelle inéluctable. En somme le désespoir est tel que l’organisme s’effondre.

D’autres cas sont documentés dans le monde moderne : notamment des maladies mortelles inexistantes dont le diagnostic erroné entraîne la mort du patient par effet « nocebo ». C’est un destin analogue à celui des nourrissons placés en orphelinat qui meurent —naguère encore de façon inexpliquée— faute de contact humain affectueux suffisant malgré des soins médicaux et de la nourriture ; une tragédie hélas désormais bien documentée. Le nourrisson ne peut pas faire face à l’absence d’attention affective. Le nouveau-né est entièrement dépendant et perçoit l’absence de geste affectueux comme une menace mortelle à laquelle il ne peut survivre qu’en plongeant dans une forme de catatonie —le figement donc. L’angoisse et le désespoir que suscite l’absence physique du « caregiver » primordial (normalement la mère) sont tels pour le petit humain que son système nerveux installe le corps dans une immobilité métabolique proche de l’hibernation. Il ne peut pas toujours survivre à cet état s’il se prolonge. Quant à celui qui y survit, il sera profondément traumatisé. À vie.

Nous sommes aussi parfois confrontés au « malaise vagal ». Le métabolisme est ralenti excessivement par un dérèglement de la branche parasympathique du système nerveux autonome ; plus précisément par la sous-branche dite « dorsale » (parce qu’elle prend sa source depuis la partie antérieure du nucleus du nerf vagal dans la medulla) du système parasympathique. Il s’agit de la partie la plus archaïque du nerf vagal, celle qui nous plonge dans l’état de figement en face d’une menace mortelle devant laquelle nous sommes impuissants. C’est une stratégie primitive de survie à laquelle l’organisme a recours comme ultima ratio : le système nerveux d’une proie saisie par son prédateur n’a plus d’autre issue que de plonger tout l’organisme dans le figement. C’est sa dernière chance de survie. Ainsi que la chance d’une mort indolore (car cela s’accompagne d’une inondation cérébrale d’endorphines). Si par ce stratagème la proie échappe à son sort, l’emprise du nerf vagal dorsal se relâche lors d’une décharge nerveuse salutaire. Le « Voodoo Death » est identique au malaise vagal ou au figement de survie mais d‘une intensité bien plus grande. La branche dorsale du nerf vagal instaure un état permanent de figement profond dont le métabolisme humain ne se relève pas. En tout cas pas tout seul.


Dislocation

Ce qu’il faut donc comprendre, c’est que le « Voodoo Death », dans le cas des cultures aborigènes, est en grande partie relatif au lien d’attachement de la victime aux siens et au désespoir qu’entraîne sa perte. Il est lié à cet instinct fondamental chez l’humain —animal social— que nous ne pouvons pas vivre seul mais seulement au sein d’une tribu. D’un groupe de proches unis entre eux par un sentiment de bienveillance amicale. Aristote avait remarqué en son temps que le fondement du lien social était la « philia ». Ce lien social humain fondamental est soutenu par la croyance d’être la descendance d’un ancêtre commun à toute la tribu, par l’expérience de la transmission d’une parenté commune qui traverse les âges et qu’anime l’Esprit de la tribu, par le sentiment d’appartenance à une terre et à tout ce qui y vit, par la tradition de récits communs, par la contemplation paisible des paysages familiers, et surtout par le partage de rites du plus simple au plus élaboré. C’est ainsi que l’humain primal fait l’expérience de qui il est, de son « être au monde », et qu’il trouve un sens à sa vie.


Un chercheur canadien, Bruce Alexander, a pu montrer dans son livre The Globalization of Addiction, notamment à partir de l’étude du destin tragique des tribus amérindiennes de la région de Vancouver confrontées à la colonisation anglo-saxonne, mais aussi de celui des Highlanders déplacés vers la Baie d’Hudson, que l’arrachement à sa terre, à sa culture et à ses liens sociaux traditionnels provoquaient une telle détresse que les peuples soumis à ce régime n’avaient pas d’autre choix que de s’adapter en s’anesthésiant par la drogue ou mille et un comportements addictifs. On a justement pu constater que les jeunes marginaux amérindiens intoxiqués à l’héroïne parvenaient à s’en arracher lorsqu’ils se sentaient réintégrés à leur tribu, à son récit collectif et à ses rites.

La difficulté de se défaire d’une croyance collective permet de mesurer à quel point ce besoin d’une intégration sociale est ressenti comme essentiel. S’en éloigner détruit le lien communautaire et notre instinct de survie tend à nous empêcher de menacer ce lien, et donc de mettre en cause une conviction que tous partagent, même si celle-ci comporte des aspects très nocifs. Du point de vue de notre appétit profond de vivre, il est bien plus important de protéger notre sentiment d’appartenance au corps social que de chercher une vérité dont l’utilité n’est pas toujours immédiatement apparente. Quand cette croyance collective en outre incarne notre identité ou au moins une part de celle-ci, la difficulté à la remettre en cause devient quasi insurmontable. En effet, cette croyance contribue à nous ancrer dans notre récit collectif qui structure notre être au monde, et dont la nécessité nous est vitale.

Sortir de la résignation collective

La question qui surgit est de savoir quels mécanismes s’enclenchent lorsqu’un peuple se voit arracher collectivement à ce qu’il est par la colonisation ou toute autre forme de dislocation sociale. Nous avons d’innombrables exemples du désastre qui attend les populations soumises à ce traitement. On sait par ailleurs qu’une conquête par extermination passe en général par la destruction des rites et symboles rituels ainsi que par la déportation : amérindiens, aborigènes d’Australie, etc. On pourrait y voir une forme de « Voodoo Death » lente et diffuse. Les individus se disloquent en même temps que le lien social. Leur instinct de survie, nous l’avons dit, les pousse donc à s’adapter en s’anesthésiant par les psychotropes, l’alcool en particulier, dont la civilisation est généreuse. Du reste, la résignation, ce sentiment d’impuissance inscrit profondément dans la mémoire procédurale, est une forme de figement vagal dorsal subtil. La décharge nerveuse vitale qui permet de s’affranchir du figement est rendue inaccessible puisque la victime poussée à la résignation s’est adaptée à son état en apprenant à s’interdire de recourir à cette décharge.


Une des clefs pour se libérer de cet état morbide, nous l’avons également vu plus haut, est le rite. Il ne faut pas entendre par là quelque « geste rituel » individuel plus ou moins obsessionnel. Mais une forme de langage collectif non verbal, symbolique, où s’exprime le lien communautaire des humains. Ne nous faisons pas d’illusion, nos sociétés, pour ce qu’il en subsiste, sont émiettées et pauvres en rite. Quant aux récits collectifs correspondants, ils ont volé en éclats. Inutile donc de songer d’abord aux rituels festifs spectaculaires. Non, pensons plutôt par exemple aux signes d’accueil pacifique que nous échangeons en nous rencontrant. Nous nous saluons. C’est un rituel. Pour peu qu’on y mette du cœur, voici un rituel redoutablement efficace. Il en va de même d’un repas partagé, d’une activité ludique commune, ou d’un bavardage amical… Ils font partie des rituels humains les plus fondamentaux. Il faut faire avec ce que l’on a. Au moins est-ce réel. Et être dans l’ici et maintenant est une des autres clefs qu’il nous faut reconquérir pour se retrouver soi-même, affranchi du poids des résignations passées.

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