Il serait temps d’abandonner ce terme. On peut comprendre que, parfois, certains souhaitent isoler, pour les étudier, certaines activités cérébrales qui se situent dans les zones corticales supérieures comme la réflexion, l’anticipation, la décision, le langage, la mémoire explicite… Tout ce que nous appelons « l’esprit ». Mais il n’existe aucune raison d’isoler ces aspects du comportement humain par exemple dans une perspective thérapeutique.
En finir avec le dualisme
Nous vivons depuis plus de deux millénaires sous l’égide du dualisme platonicien corps-esprit. Au dix-septième siècle cette coupure s’est encore accentuée par la faute de Descartes jusqu’à devenir un abîme. Pourtant ce paradigme ne résiste pas aux faits. Ne serait-ce que parce que notre cerveau et notre système nerveux font partie de notre corps. Ils se sont développés il y a des centaines de millions d’années à partir de notre corps pour l’aider à se mouvoir de manière de plus en plus perfectionnée dans le but de survivre plus facilement.
Est apparu d’abord ce qui est devenu le siège de notre système nerveux autonome. Celui-ci régule nos activités de base échappant à la volonté consciente. Notre cerveau s’est ensuite développé afin de guider des activités qui obéissent au moins en partie à nos choix comme le sommeil ; puis en acquérant la capacité d’accueillir une large mémoire procédurale qui nous permet de retenir des suites de gestes très élaborés ; ou encore d’autres activités, encore plus complexes, liées à notre vie sociale, au moyen des émotions. Enfin, notre néocortex s’est construit afin que le mouvement de notre corps soit conduit par des informations traitées de manière de plus en plus perfectionnée.
Un développement harmonieux
Il semblerait d’ailleurs que nos capacités cognitives uniques se soient développées dans de telles proportions d’abord pour nous permettre de mieux anticiper la trajectoire des projectiles que nous lancions. En retour, tandis que notre activité devenait de plus en complexe, notre système émotionnel et même notre système nerveux autonome ont continué de se développer en harmonie, ce qui a notamment permis à l’activité autonome de notre corps de s’accorder à la dimension sociale de notre être, comme l’ont montré les travaux de Stephen Porges. Ainsi nos fonctions vitales de base se trouvent-elles régulées (ou dérégulées parfois hélas !) par nos interactions avec nos proches.
Inversement nos instincts, nos émotions, nos souvenirs, notre intelligence vivent dans notre corps, dans nos organes vitaux et dans nos membres. Et même jusque dans nos cellules. Jusqu’au bout des ongles donc, c’est le cas de le dire, et certainement pas seulement dans le haut de notre crâne. En somme, notre être est un continuum corps-esprit et non une dualité.
Notre corps arbore les cicatrices de nos traumatismes
C’est pourquoi la mémoire des expériences traumatiques que nous avons parfois subies vient se loger dans nos membres sous forme soit de tensions douloureuses soit d’insensibilités dissociatives. Nos muscles et nos articulations portent le poids de nos peurs et de nos colères qui n’ont pas trouvé d’issue, lorsque nous avons été submergés par l’impuissance face à ce que nous percevions comme un danger insurmontable.
Pire encore, étant donné l’imbrication de notre système nerveux et de notre système endocrinien, le stress qui accompagne les traumatismes vient dérégler l’ensemble de notre métabolisme, provoquant troubles du système immunitaire, diabète, problèmes cardiaques, cancer...
Les émotions plus fortes que la raison
Bien entendu, le siège de ces douleurs et de ces dissociations ne se trouve pas dans le membre lui-même mais dans les zones archaïques de notre cerveau émotionnel. C’est là où se loge notre mémoire procédurale qui commande l’activité de nos membres. Pourtant, lorsqu’il est question des pathologies du comportement humain, nous avons pris l’habitude de nous adresser à notre cerveau rationnel, où se logent notre mémoire explicite, nos souvenirs plus ou moins conscients. Oh ! ils ont parfois leur rôle à jouer : exprimer verbalement un trauma passé devant un auditoire bienveillant contribue à renégocier émotionnellement le souvenir traumatique. Celui-ci se transforme grâce à cette bienveillance si bien que le cerveau émotionnel perçoit moins ce souvenir comme une menace mortelle immédiate, mais bel et bien comme un souvenir.
Mais c’est bien au niveau émotionnel que tout se joue. Ce sont nos émotions qui subissent de plein fouet les horreurs auxquelles nous sommes confrontés. Ce sont elles qui sont submergées par la sensation d’impuissance face à la menace au point de la percevoir désormais comme toujours présente. Et c’est à cause des impacts émotionnels que nous avons subis et des stratégies que notre cerveau émotionnel a mises en place pour les compenser que notre être est dominé, faute d’avoir pu percevoir la fin de la menace, par l’anxiété, l’agressivité, l’incapacité de se concentrer, les obsessions, les comportements addictifs, les difficultés à s’attacher avec stabilité, l’égocentrisme ou encore la dépression… Toutes choses qui n’ont peu ou prou rien à voir avec la raison consciente.
La force des instincts de survie
Ces schémas, à terme mortifères, obéissent à des forces archaïques qui échappent à notre cerveau rationnel tellement plus récent. Ce dernier est incapable de résister à la puissance du cerveau émotionnel lorsque celle-ci se déchaine. Ce même cerveau émotionnel était là pour notre survie bien avant le rationnel dans l’histoire de l’évolution. Il se rappelle à nous face au danger extrême et prend alors les commandes. En soi, c’est un processus adaptatif nécessaire à notre survie. Or c’est bien là tout le drame. Face à ce qui est toujours perçu comme une menace mortelle présente, notre cerveau émotionnel, fixé par le trauma hors du temps sur la menace, s’acharne —pour ce qu’il perçoit comme notre survie— à nous obliger à nous en défendre. À tout prix.
À la base, ce sont nos instincts les plus archaïques et les plus forts, le combat, la fuite et le figement, qui entrent en jeux car c’est toujours face à ce qui a été perçu comme une menace que nous avons dû réagir et que nous continuons de le faire. C’est ainsi que, au cœur de tous les problèmes de comportement (hormis ceux qui proviennent d’une malformation cérébrale), se cache une activation (ou au contraire une désactivation résignée) instinctive de notre organisme devant le danger ; une activation qui ne s’est jamais interrompue, comme si la menace était toujours là.
C’est pourquoi, si nous voulons surmonter les difficultés qu’engendrent toutes ces compensations devenues pathologiques et inadaptées avec le temps, il faut d’abord chercher l’autorégulation de notre organisme en se percevant soi-même dans l’ici et maintenant.
Nous ne sommes pas des êtres solitaires
Or l’autorégulation se restaure principalement grâce au corps et au lien social. Nous ne sommes ni des purs esprits ni des êtres solitaires. Notre esprit et notre corps sont un continuum, et, par le jeu notamment des neurones miroir à la racine de notre empathie, nous formons aussi un continuum avec nos proches. Nous savons même désormais que notre système nerveux autonome est capable de réguler notre organisme grâce au lien social dont il reçoit les bienfaits apaisants. C’est dans le lien social et à travers notre corps que nos émotions se retrouveront dans l’ici et maintenant, et non plus face à la menace passée. Les chemins de la guérison s’orientent donc d’abord vers le recouvrement de mouvements et de rythmes humains, la libération des activations nerveuses ‘coincées’ dans nos membres et nos viscères par la menace perçue naguère, mais aussi par l’affermissement de nos liens avec nos proches. On remarquera que c’est justement ce qu’offrent depuis l’aube de l’humanité (et même avant) les rituels qui jalonnent notre vie commune.
Nous y reviendrons.