Tout commence à la naissance ou presque. La société occidentale raréfie sinon coupe prématurément le lien physique entre la mère et l’enfant. Le tout petit humain ne demeure pas constamment contre le corps de sa génitrice. Alors qu’il devrait dormir à côté de sa mère, il doit bientôt aller dormir tout seul.
C’est une source d’angoisse immense pour le tout petit. On le prive ainsi d’un moyen de régulation interne qui affecte son système nerveux autonome et son système endocrinien. Parfois même, alors que le besoin de la présence maternelle demeure encore vital, il est placé pendant de longues heures dans une crèche au milieu d’étrangers. Il doit apprendre à affronter son anxiété et mécontentement alors qu’il a encore seulement besoin d’un amour absolu, inconditionnel. Ses premiers pas dans la vie sont marqués par la colère et l’angoisse. Celle-ci va s’inscrire profondément dans son corps. La réponse au stress, le système immunitaire, de manière générale l’autorégulation, se retrouvent biaisés dès le début au plus profond de lui.
Le petit humain doit ensuite affronter une longue série de contraintes qui vont l’obliger à adopter des compensations, malsaines au long terme, afin de s’adapter et survivre. Prenons quelques exemples auxquels on ne songe pas toujours. Un enfant a naturellement une posture parfaite. Assis ses jambes s’étendent à plat tandis que son tronc forme un angle droit.
Si, se tenant debout, il cherche un objet par terre, ses genoux fléchissent sans effort en suivant un angle là encore parfaitement fonctionnel.
Mais il doit bientôt s’asseoir pour manger dans une chaise et contraindre son organisme à l’immobilité alors que la réponse corporelle au stress physique est toujours, d’un point de vue biologique, le mouvement.
Il porte bientôt des chaussures rigides et munies de talons. Son pied, ses chevilles, ses genoux, ses hanches, son bassin, sa colonne vertébrale, et même tout le reste des segments corporels, merveilles élaborées par des millions d’années d’évolution, vont devoir s’adapter à ce stress sans pouvoir y répondre par aucun mouvement salvifique.
L’enfant ne peut ni descendre ses talons, ni dérouler son pied. Alors que tout son corps l’invite à fuir cette aliénation, il doit figer son mouvement. Et le corps va compenser par divers figements musculaires qui adaptent sa démarche à cette violence.
Ces constrictions des tissus musculaires se retranscrivent en autant de dysfonctions posturales. Ces dernières provoquent, toujours par nécessité adaptative, d’autres mouvements faussés et d’autres figements. S’asseoir sur une chaise, en particulier pour travailler à l’école, aggrave ces déficits posturaux, lesquels sont encore renforcés par l’angoisse latente, enfouie dans son système nerveux, mais galvanisée par le caractère punitif de l’école.
C’est l’apprentissage de l’impuissance. Celle-ci est internalisée jusque dans le corps. Elle est inscrite dans nos apprentissages les plus fondamentaux. Certains mouvements seront partiellement entravés ou faussés par une mémoire marquée par l’anxiété.
Pour retrouver une vie plus humaine, l’apprentissage de la liberté passe d’abord et avant tout par le corps. Il faut retrouver une posture humaine.
Non la nuque ne s’incline pas vers la terre, le dos n’est pas destiné à être voûté, les épaules à être rentrées, la cage thoracique à être comprimée, la zone lombaire à être cambrée, le bassin à être décentré… La tenue, l’équilibre, la démarche, et même la respiration, devraient être conformés à notre structure génétique d’humain. D’ailleurs la réponse inadaptée au stress se transcrit d’abord dans la posture et la démarche. Et dans les douleurs qui en résultent. La peur et l’agressivité qui ne trouvent pas d’issue adéquate, enserrent le corps et le minent. La digestion, le sommeil, les pulsations du cœur, les réactions aux agressions réelles ou non, la liste est longue… Le système endocrinien —et donc immunitaire— et le système nerveux sont intimement solidaires.
Le chemin d’une vie plus humaine passe donc par un humble travail sur les tissus musculaires pour relâcher les tensions qui s’y sont inscrites, puis par la correction dynamique de notre posture et de nos mouvements…
Courir comme un humain est un des chemins essentiels de la vie vraiment humaine. Les symboles et les récits nous font aussi vivre. Tout comme la compagnie amicale de nos semblables. Mais guérir des déficits structuraux qui sont inscrits dans notre corps n’est pas une option. Nous y reviendrons.
Matthieu Smyth
Anthropologue
photo : Sauvageonne©claudiaturfauquex